Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Il neige sur le Lac Majeur
Il neige sur le Lac Majeur
Publicité
22 juin 2007

14- 1er mai - Saint-Laurent Chapitre 3

Mardi 1er mai 2007

Saint-Laurent - Chapitre 3
De Québec à Montréal



LE PLAISIR DE LA CONVERSATION


Comme aux Escoumins avec M. Roux, le capitaine était à la passerelle pour accueillir M. Marchand. Il est resté un moment à parler avec lui, puis il est redescendu. Il repassera de temps à autre. Je profite de son absence pour engager la conversation avec notre nouveau pilote, qui ne demande pas mieux. Il me donne le numéro du jour de La Presse et m'entreprend très vite sur la campagne électorale française (le second tour a lieu dimanche, et dès samedi à Montréal) : “ Est-ce que Ségolène va gagner ? ” Radio-Canada consacre cette semaine deux heures quotidiennes à l'élection avec ses envoyés spéciaux à Paris, et M. Marchand me cite les propos des uns et des autres.
Je vais passer avec le nouveau pilote autant de temps qu'avec le précédent. C'est lui qui va me donner de nombreuses informations sur les techniques de navigation (si nous naviguions de nuit et/ou par temps de brouillard, le silence absolu serait de règle dans la salle de timonerie, et il m'avoue qu'il lui arrive d'éprouver un stress très intense dans l'exercice de son métier ; il est aujourd'hui parfaitement décontracté, vu les conditions extérieures idéales, et j'en profite). J'essaie ici de restituer l'essentiel de ce que j'ai appris pendant la bonne dizaine d'heures passées avec deux hommes au contact extrêmement chaleureux, même s'ils sont très différents, mais qui ont en commun l'amour de leur métier, la passion de leur fleuve. Je leur suis infiniment reconnaissant de la grande gentillesse avec laquelle ils ont répondu à mes questions. Je le suis aussi à l'égard du capitaine qui ne nous a pas tenus à l'écart de la timonerie en présence des pilotes.
M. Roux a visiblement la fibre très écolo et s'intéresse de près à la faune du Saint-Laurent (qu'à l'évidence il connaît très bien), aux conséquences du réchauffement climatique, aux méfaits du développement industriel sauvage... Ces sujets semblent moins toucher M. Marchand qui, en revanche, aborde très directement des sujets de société et me livre ses opinions en matière de politique québécoise ou d'éducation. M. Roux le fait aussi un peu mais de façon plus distanciée. Chacun de mes interlocuteurs attire mon attention sur le grand nombre de clochers qui s'élèvent tout le long du fleuve, M. Roux pour sourire de l'esprit de clocher qui, comme chez nous, peut opposer un village à un autre, M. Marchand pour amorcer une critique de la religion, du poids du clergé sur les mentalités jusqu'aux années 1970. Il a visiblement des comptes à régler avec l'église et semble volontiers “ bouffer du curé ” : il aborde deux fois le sujet avec moi puis remet un peu plus tard le couvert avec le capitaine, en anglais (ce qui me permet, cette fois, de me tenir à l'écart). Tout y passe : le mariage des prêtres, la lecture littérale de la Bible, l'existence de l'enfer ou des limbes (remises en cause, justement, la veille ou l'avant-veille, par le pape lui-même)...

ALLONS-Z'ENFANTS...


Vers Lotbinière, les rapides du Richelieu, dont le courant couche les balises vertes et rouges et que bordent les hippopotames endormis, sont franchis vers 17 h 15. Plus loin, entre Leclercville et Deschaillons, toujours sur la rive sud, est une avancée des falaises appelée le Cap-Charles. Une propriété en occupe le sommet. Lors du dernier passage du capitaine à la passerelle, M. Marchand lui a expliqué que le propriétaire des lieux a commencé il y a déjà très longtemps à saluer les navires qui passent en hissant les couleurs et que, depuis quelques années, il a ajouté le son à l'image en diffusant sur une puissante sono les hymnes nationaux. Le capitaine a transmis l'information aux autres passagers en leur demandant de me la traduire. Nous devrions doubler le Cap-Charles vers 18 h 30, après le dîner.
Comme chaque jour, Reagan, très ponctuel, nous prie de passer à table. Un peu avant 18 h, M. Marchand appelle le capitaine par le téléphone intérieur : le Cap-Charles est en vue, nous devrions y être dans une dizaine de minutes. Pendant que les autres traînent un peu, j'avale les dernières bouchées à toute vitesse, passe en coup de vent prendre mon appareil photo dans ma cabine et escalade au plus vite les trois derniers étages par l'escalier extérieur (à tribord). Au moment précis où j'atteins l'arrière de la passerelle qui, avec les cheminées, me cache la vue sur bâbord, voici qu'éclate, très nettement audible... la Marseillaise ! Aussi vite que je peux je contourne la timonerie par l'étroite corniche extérieure sur l'avant et me porte à bâbord. Devant la maison du cap aux barrières blanches, dans le soleil, l'amoureux des bateaux a hissé le grand pavois. Au sommet du mât flotte le drapeau bleu, blanc, rouge et la Marseillaise (refrain, couplet, refrain) coule sur le Saint-Laurent. Et moi, tout seul sur mon perchoir (les autres enfin montés sont restés à l'arrière de la timonerie, près des cheminées), je filme de la main droite et je salue à grands gestes du bras gauche, jusqu'à la dernière note. Puis, alors que nous nous éloignons déjà, un autre hymne et un autre drapeau prennent la relève et le silence (relatif) revient... (J'ai appris plus tard – on verra comment – que le nouvel hymne et le nouveau drapeau étaient ceux des Philippines et que l'hymne et le drapeau allemand avaient précédé la Marseillaise.)
Je ne crois pas avoir l'esprit trop cocardier mais cette Marseillaise rien que pour moi, au milieu du Saint-Laurent, m'a profondément ému, m'a donné des frissons. Je les dois à M. Marchand, qui m'apporte l'explication de cette surprise. L'homme aux hymnes et aux drapeaux n'a pas le droit d'intervenir sur la fréquence utilisée par les pilotes, mais ceux-ci le savent à l'écoute. M. Marchand lui a précisé la nationalité du capitaine et signalé ma présence (en réalité, il n'a même pas eu besoin de parler du capitaine ; explication à venir). Est-il allé plus loin en demandant lui-même que soit jouée la Marseillaise ? Je l'ignore... Je suis un peu gêné de ce traitement de faveur vis-à-vis de mes amis suisses et britanniques mais je ne renie pas mon plaisir. Le petit pincement au cœur de Québec est oublié : alors que le Flottbek porte “ London ” à la poupe, on n'a pas entendu le God save the Queen ni vu hisser l'Union Jack. L'homme du Cap-Charles serait-il un Québéco-Québécois pur sucre (d'érable – de lapin – ah ! ah !) et moi, serais-je un tantinet chauvin ? Si peu, quoiqu'avec ces satanés Godons...

BONSOIR TANTINE !

Juste après le Cap-Charles, sur la rive sud encore, d'immenses troupeaux d'oies donnent l'illusion que le rivage est bordé d'une frange d'écume épaisse ou de neige (à propos : nous avons cessé de voir de la vraie neige dans les anfractuosités un peu après Québec). Encore plus fort : cette masse compacte se fractionne et s'envole en gros flocons innombrables à l'approche du navire. Dans la lumière de fin d'après-midi, le spectacle est captivant. Le souvenir me revient des envols de flamants roses à l'embouchure de l'oued Massa... C'est à ce moment-là que M. Marchand me fait part de son amour des oies... avec des fèves au lard.
Se succèdent aussi les vols d'oies bernaches, qui semblent aller d'une rive à l 'autre, en impeccables escadrilles en V.
Un peu plus loin, à tribord, se distingue sans peine l'embouchure de la rivière Sainte-Anne, puis celle de la rivière Batiscan, puis le village du même nom. M. Marchand me précise que De Gaulle a reçu dans tous ces villages un accueil triomphal lors de sa venue au et à Québec. Il garde lui-même, comme beaucoup de Québécois, un grand souvenir de cette visite. A Batiscan, me dit-il, de nombreuses maisons portent une plaque mentionnant la région d'origine de la famille : Poitou, Normandie... (L'ancêtre migrant de mon guide, un Lemarchand, est arrivé de Caen en 1660.) La rive est basse, de nombreuses maisons la bordent. M. Marchand réduit la vitesse du Flottbek pour éviter une vague trop forte qui ne manquerait pas de susciter des plaintes des riverains. Beaucoup plus éloigné, sur la rive sud, le clocher de Gentilly. “ Ma maison est juste à côté de l'église. Tout à l'heure, après avoir débarqué, il me faudra vingt minutes pour rentrer chez moi. ”
Une partie de la famille de M. Marchand réside à Champlain, au nord. L'une de ses tantes habite une grande maison blanche au bord du fleuve, tout près de l'église, elle aussi. Il a l'habitude de la saluer à chacun de ses passages. Quand nous arrivons juste à la hauteur du village, il fait retentir à quatre longues reprises la sirène du Flottbek, pour le signal convenu. Bonsoir tantine ! Mais tantine est absente, personne ne se montre au perron.
Panoramique sur la rive sud où, plus loin que le village, s'élève la centrale nucléaire de Gentilly 2, facilement repérable même si elle n'est pas dominée par les cheminées géantes auxquelles nous sommes habitués en Europe. Ce voisinage ne semble pas préoccuper outre-mesure M. Marchand. Les bernaches continuent d'écrire leurs partitions mouvantes au-dessus du fleuve. Le thermomètre marque 11,5°. Le jour baisse de plus en plus.
A l'approche de Trois-Rivières, la basilique Notre-Dame-du-Cap, horrible dôme meringué construit dans les années 1960, les cheminées et fumées d'usines, tout ce qui dépasse un peu de cette rive plate se détache très distinctement sur un fond de ciel multicolore qui annonce du beau temps pour les jours à venir. Au pied de la basilique, dans une sorte de bassin délimité par des quais, de nombreux pêcheurs trempent le fil.
A 20 h 30, M. Marchand quitte le Flottbek. Lors du passage au Cap-Charles le capitaine lui a confié un pavillon de la compagnie en cadeau pour la sentinelle aux drapeaux. Je lui renouvelle pour ma part mes remerciements. Le changement de pilote s'effectue rapidement, comme à Québec. La routine.
Je reste encore une bonne demi-heure à la passerelle, le temps d'assister, dans la quasi-obscurité, au croisement du MSC Messina et à l'entrée dans le lac Saint-Pierre, qui donne un peu l'impression de retrouver le large. Je rejoins ma cabine un peu après 21 h. Valises. Toilette. A 22 h, extinction des feux. La pleine lune brille sur le lac Saint-Pierre et il neige plus que jamais sur le Lac Majeur...

MONTRÉAL ENFIN, MONTRÉAL DÉJÀ


Un peu avant minuit, je rejoins à la passerelle Stefan monté un peu plus tôt. Lui non plus ne veut pas rater l'arrivée sur Montréal. Nous sommes déjà entrés dans des zones urbanisées. Les lumières sont très nombreuses de part et d'autre du chenal étroit. Je m'attendais à repérer Montréal de très loin, au moins par un fort halo, mais ce n'est pas le cas, surtout sans doute en raison de la pleine lune. Pourtant une lumière plus vive que les autres se distingue loin sur l'avant, à tribord, puis un point rouge plus haut et un peu plus à gauche. Lors de l'un de nos rares et brefs échanges, le pilote me confirme qu'il s'agit bien de la tour du stade olympique et de l'antenne au sommet du Mont-Royal. Au fur et à mesure que nous approchons, je parviens à identifier d'autres points de repère : le sommet pyramidal de l'un des plus hauts immeubles – mais je pensais voir une barre de gratte-ciel beaucoup plus lumineuse – et la croix blanche au pied de l'antenne du Mont-Royal.
Nous commençons à longer les installations portuaires bien avant de parvenir au terminal des porte-conteneurs. Le port en effet n'occupe qu'une bande de terrain étroite le long du fleuve, mais s'étend sur des kilomètres. Puis nous voilà déjà arrivés au pied des quatre grues jaunes géantes, répliques de celles de Liverpool, d'Anvers et d'ailleurs, visibles depuis déjà longtemps (je pourrai constater plus tard qu'elles le sont également du belvédère du Mont-Royal, du moins avant l'arrivée des feuilles sur les arbres). Le capitaine prend lui-même les commandes, à la console de l'aile tribord, à l'extrémité de la passerelle. Le Flottbek s'immobilise, parfaitement parallèle au quai, distant d'une trentaine de mètres. Ici, contrairement à Liverpool où l'amarrage a lieu dans un bassin après passage d'une écluse, toutes les manœuvres d'arrivée s'effectuent sans intervention d'un remorqueur. Jouant uniquement de l'hélice principale et de la petite hélice de proue, le capitaine rapproche tout doucement le navire du quai, mètre par mètre, tout en continuant à deviser et plaisanter avec le pilote qui se contente d'assister à la manœuvre. Pendant ce temps, le second communique avec les hommes chargés de l'amarrage à l'avant et à l'arrière. Stefan et moi ne perdons rien de tout ce qui se passe (enfin si, moi je perds quand même beaucoup de ce qui se dit mais j'ai grand plaisir à m'imbiber complètement de l'ambiance).
Enfin les aussières sont lancées. Les hommes du quai 77 coordonnent leurs actions avec celles des matelots. La coque a dû toucher mais je n'ai rien senti. Le capitaine coupe le moteur principal, les vibrations cessent, le silence s'installe. Il est 1 h 56. Nous sommes le mercredi 2 mai. Nous avons quitté Liverpool mercredi dernier. Comment une semaine peut-elle paraître si courte ? Départ le matin très tôt, arrivée dans la nuit, une semaine comme une seule longue journée, à écouter chanter la neige...

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité